Le droit de mourir dans la dignité

Médiapart - « Face à la mort, il faut entendre la trouille » : immersion dans une unité de soins palliatifs

Septembre 2021, par Info santé sécu social

SANTÉ REPORTAGE

21 SEPTEMBRE 2021 PAR SARAH BOUCAULT

Le ministre de la santé doit annoncer un plan pour les soins palliatifs, secteur terriblement carencé, lors d’un congrès qui s’ouvre mercredi. Mediapart s’est plongé dans le quotidien de l’unité spécialisée de Guingamp, en Bretagne, l’une des régions les mieux dotées de France.

Guingamp (Côtes-d’Armor).– Dans la chambre 402, Alexandra Veillard, patiente de 50 ans, confie que « la vie [la] fatigue ». « Vous savez depuis le début que ça ne va pas aller », répond Mathilde Ledoux, médecin au sein de l’unité de soins palliatifs de Guingamp. « Oui mais c’est terrifiant. Quelque part, tout le monde attend ma mort. J’ai pensé à nouveau au suicide, j’en ai assez de tourner autour du pot. Je ne sais même pas comment on dit au revoir, enfin plutôt adieu. »

La patiente sort d’un séjour éprouvant à l’hôpital et veut être rassurée sur une possible sédation. « Effectivement, vous faire dormir, ça ne sera pas compliqué, mais il faut le travailler, explique Mathilde Ledoux d’une voix empathique, accompagnée de la psychologue du service pour cette séance. Si ça dure longtemps, ça peut être difficile pour vos proches. »

En septembre 2020, Alexandra Veillard a sombré dans la dépression à l’annonce d’un cancer aux ovaires de stade 4, qui la condamne. « J’ai vu ma fin arriver alors que je pensais avoir 30 ans devant moi. J’ai perdu pied, raconte-t-elle. Je ne voulais pas me soigner. » Elle consent finalement à se faire opérer. Débute alors une longue série d’hospitalisations, avec l’ablation des ovaires et de l’utérus, suivie de six chimiothérapies. Mais son moral ne remonte pas, et elle fait une tentative de suicide. L’hôpital de Lannion l’oriente alors vers l’unité. « J’ai entendu “soins palliatifs”, j’ai pensé : c’est terrible, ça veut dire la mort, ça va être des gens sinistres. »

Alexandra Veillard, dans sa chambre de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Guingamp, en juillet 2021. © Photo Sarah Boucault pour Mediapart
Alexandra Veillard, dans sa chambre de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Guingamp, en juillet 2021. © Photo Sarah Boucault pour Mediapart
Pourtant, depuis son arrivée dans ce service, Alexandra Veillard s’est métamorphosée – de son propre avis, comme de ceux des médecins et de sa famille. « Au début, elle ne parlait que de sa mort, ne vivait plus que par ses ruminations mentales, décrit Stéphane Juquin, le chef de service de l’unité. Il a fallu trois semaines à un mois pour changer les boucles mentales, toucher la personne émotionnellement pour qu’elle arrête d’aller dans le futur et de ressasser le passé. »

Dorénavant, la patiente prépare son décès. « J’écris à mes filles de 12 et 15 ans, je rédige des listes pense-bêtes pour mon mari, nous avons choisi ensemble mes chansons d’enterrement et réservé ma place dans le cimetière de Perros-Guirec », raconte-t-elle le plus naturellement du monde à Mathilde Ledoux et à la psychologue, Camille Loeuillet. Les économies du couple permettront de réaménager le jardin. « Je veux y planter un arbre du souvenir », affirme la patiente. La psychologue se saisit de la perche : « Vous avez encore à le choisir alors. »

En France, finir sa vie en unité de soins palliatifs relève de la « chance ». Vingt-six départements, essentiellement ruraux, du centre, du nord-est, du sud-ouest de la France et d’Outre-mer, ne disposent pas d’un tel service. Les quatre plans triennaux de développement, mis en œuvre depuis 1990, ont contribué à augmenter le nombre de lits en unité : de 1 056 en 2006 à 1 880 en 2019. Mais ces chiffres restent largement insuffisants et les inégalités territoriales persistent.

Les palliatologues attendent beaucoup du nouveau plan, qui doit être annoncé par le ministre de la santé, Olivier Véran, et deux médecins copilotes, lors du congrès de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap), qui se tient du 22 au 24 septembre. Le dernier, programmé de 2015 à 2018, a engagé 190 millions d’euros.

La Bretagne est la troisième région la mieux dotée en nombre de lits d’unité, après la Corse et le Nord : elle offre 4,2 lits pour 100 000 habitants (contre une moyenne nationale de 2,8), et recense 14 unités pour quatre départements. Tous les acteurs du secteur demandent au moins une unité par département, mesure réclamée aussi par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dans un rapport d’évaluation de 2019.

À Guingamp, deux médecins, huit infirmiers, huit aides-soignants et une psychologue accueillent jour et nuit des patients dits « complexes ». Ils sont atteints d’une maladie incurable et nécessitent une prise en charge globale : douleur, symptômes d’inconfort, situations familiale, psychologique et spirituelle. Pourtant les dix lits n’y suffisent pas. « On aurait le double, on remplirait, estime Mathilde Ledoux. Le triple aussi. »

Dans cette unité, pas de détours superflus : on regarde la mort en face. « Avant, je laissais atterrir les patients, je parlais des symptômes, du confort et après de l’angoisse de la mort, confie la médecin de 37 ans, passée par des services de soins palliatifs à Lyon et dans l’Ain. Ici, on peut mettre les pieds dans le plat direct. Quand on sent que c’est nécessaire, on dit : “Ce qui vous fait flipper, c’est la mort.” Dans les 48 heures, la douleur et l’angoisse sont gérées… Les gens se posent, mentalement et physiquement. 80 % des situations hyper complexes qu’on nous présente ne le sont pas. Il faut entendre la trouille. »

Parmi les techniques utilisées pour renforcer les capacités mentales des patients, Stéphane Juquin travaille autour de la résilience. « Ressentez votre dos en contact avec la chaise, observez vos pensées, laissez les choses se manifester. Cherchez juste à être bien, là, dans votre cœur, prodigue-t-il à Alexandra Veillard, d’une voix rassurante. Si c’est le bordel dans les pensées, soyez juste présente au bordel. Si c’est calme, c’est calme. Si vous êtes confuse, restez dans la confusion. Il faut danser avec tout ça. »

Une demi-heure plus tard, la patiente rouvre les yeux : elle est posée sur son lit telle une plume, le regard bleu profond et franc. « Après ces séances, je plonge dans un autre univers, ça m’aide beaucoup », affirme-t-elle. Ce moment suspendu est donc le fruit d’un long travail autour de la résilience. En plus de ses études de médecine, Stéphane Juquin a suivi un cursus en psychologie contemplative, une branche des neurosciences qui veut développer la pleine conscience : le fait d’être présent à ses sensations, ses émotions et ses pensées, sans jugement.

« Être conscient des choses a un pouvoir thérapeutique », explique le praticien, qui a accompagné 3 000 personnes dans le « grand passage », à Rouen puis à Rennes. « Il y a beaucoup d’écoute, de dialogue, constate la patiente, reconnaissante. Ça n’enlève rien à ma maladie mais les médecins m’ont appris à bien vivre le temps qu’il me reste. Ils m’ont assuré qu’ils seraient avec moi jusqu’au bout, je sais ce qui m’attend. Ça dédramatise la mort. »

Effectivement, une fois les douleurs physiques stabilisées, afin de les soulager psychologiquement, les médecins n’hésitent pas à prendre du temps pour écouter. « Une heure et demie d’entretien, c’est assez fréquent, rapporte Mathilde Ledoux. Ça fait partie de notre boulot de s’arrêter avec un patient, on est calibrés pour ça. Les gens essaient de réussir leur vie en permanence mais c’est important de réussir sa mort. »

Quand elle a su qu’elle allait être transférée en soins palliatifs, Nathalie Cuvilliez, atteinte de la maladie de Charcot depuis 12 ans, a pensé : « Je rentre dans un mouroir. » Dorénavant, quand elle rejoint le service pour des séjours ponctuels, cette pétillante femme de 61 ans dit qu’elle part « en vacances ». « Le jour J, l’équipe sera là pour passer le cap. Je retarde l’échéance mais à un moment, les muscles de mes poumons et de mon cœur vont se contracter. Mes papiers sont en règle, pas d’acharnement thérapeutique, pas de trachéotomie, pas de traitement invasif. » Dans la chambre 401, les larmes montent aux yeux de son mari, Benoît Cuvilliez, qui lui serre la main, manucurée de rouge carmin par ses soins.

Dans le service, la moyenne des séjours se situe entre 15 et 18 jours, et 70 % des patients meurent dès la première entrée. Infirmiers et aides-soignants confient qu’ils sont arrivés pleins d’a priori négatifs, mais qu’ils restent aujourd’hui délibérément. Ce qui penche dans la balance : l’intensité des échanges et le temps accordé aux soins, synonyme de qualité. « Même si on court aussi beaucoup et que la charge émotionnelle est plus forte qu’ailleurs », admet Anita Prigent, aide-soignante.

En France, il existe deux autres manières de prodiguer des soins palliatifs : les équipes mobiles et les lits dits « identifiés ». Les premières ont pour mission le soutien et la formation des soignants qui accompagnent des patients en fin de vie à domicile. On en comptait 428 en 2019, contre 431 en 2013. « Tous les six ans, on a un nouveau plan qui dure trois ans. À chaque fois on redescend, puis on remonte, puis on redescend. Bref, on reste à l’horizontal », regrette Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs.

Et là aussi, les inégalités territoriales sévissent. À Guingamp et dans le sud des Côtes-d’Armor, par exemple, impossible de bénéficier de soins palliatifs à domicile, contrairement aux habitants des alentours de Saint-Brieuc, Paimpol et Lannion. Depuis un an, Stéphane Juquin et Mathilde Ledoux demandent une équipe mobile. Appuyés par leur direction et l’Agence régionale de santé (ARS) de Bretagne, ils espèrent voir leur projet aboutir d’ici peu.

Quant aux « lits identifiés », situés dans les services touchés par de nombreux décès, « c’est de l’enfumage », estime Mathilde Ledoux. Dans le service de médecine interne de l’hôpital de Guingamp, deux lits sont censés répondre à un cahier des charges spécifique aux patients en fin de vie : psychologue, bénévoles, réunions pluridisciplinaires, échanges réguliers avec la famille, davantage de personnel. Dans les faits, ces recommandations sont peu suivies.

La médecin référente de ces deux lits identifiés témoigne : « Je n’ai jamais reçu de formation, j’ai appris avec Stéphane et Mathilde, que je sollicite très souvent. On n’a pas plus de temps ni plus de personnel. Les symptômes physiques sont pris en charge mais on va rogner sur l’accompagnement psychologique. »

Or, la relation avec les proches, démunis et inquiets, est essentielle dans la prise en charge palliative. Vincent Meuric, le mari d’Alexandra Veillard, en atteste : « Pendant huit mois, on n’arrivait pas à faire face, je ne voyais plus du tout comment espérer. Ici, ils ont su gérer ses angoisses indescriptibles et j’ai pu parler de ma peur bleue que ça se passe mal. Ils parlent cash : de mort, de l’angoisse pour le conjoint. Ça m’a soulagé. »

Pour Claire Fourcade, « les lits identifiés permettent aux ARS de se rassurer en se disant : “On en a mis partout”, mais si on ne les regroupe pas au minimum par six, on n’aura pas le personnel suffisant et formé. 70 % des gens qui ont besoin de soins palliatifs n’y ont pas accès ». L’Igas déplore aussi la décrue de la qualité de soins : « Le déficit en personnels spécialisés en soins palliatifs persiste voire s’aggrave. »

« Effectivement, il y a peut-être un travail à faire », admet Samuel Froger, le directeur de l’hôpital de Guingamp, qui confirme aussi que les recommandations préconisent d’augmenter le temps de travail accordé aux « lits identifiés ».

Les soins palliatifs n’échappent pas non plus à la tarification à l’acte (T2A, issue de la réforme hospitalière de 2007). Mais comment raisonner en termes comptables face à des patients en sursis, dont la sortie de l’hôpital signifie la mort ? Ce système de rentabilité incite à une durée de séjour de moins de quatre jours (les bénéfices –comptables– sont identiques si un patient reste entre quatre et douze jours). « Si on veut que la prise en charge reste éthique, on ne peut pas le faire sous pression de durée, retient Claire Fourcade. Lors d’une journée officielle sur les soins palliatifs, j’ai entendu une présentation sur les patients “patates chaudes”, qu’on passe d’un service à l’autre, pour remettre le compteur du financement à zéro. Pour le patient et ses proches, ça n’a strictement aucun sens. » « Il faut sortir les soins palliatifs de la tarification à l’acte ! », revendique Stéphane Juquin, le chef de service de l’unité de Guingamp.

En plus du temps, les patients en fin de vie ont besoin de médecins formés. « Très peu d’internes passent par les soins palliatifs, regrette Mathilde Ledoux. Pourtant, il faut savoir être confronté à la mort. » « La formation est l’un des axes forts du prochain plan », plaide Olivier Mermet, médecin généraliste dans l’Allier et copilote du plan qui doit être annoncé par Olivier Véran, en ajoutant que « la mission est de s’assurer que les patients, à l’hôpital, dans un établissement médicosocial ou à leur domicile, aient accès à une expertise en soins palliatifs ».

Pour les palliatologues, par ailleurs, il faudrait que les moyens des soins palliatifs (lits d’unité et lits identifiés) soient enfin inscrits dans le budget de la Sécurité sociale (PLFSS) – alors que ce sont les ARS qui le déterminent aujourd’hui, produisant de l’instabilité et de fortes disparités territoriales.

Dans une autre chambre de l’unité de Guingamp, un patient a dû être sédaté d’urgence. L’ambiance est lourde dans les couloirs blanc cassé ; la lumière rouge qui indique aux soignants qu’on a besoin d’eux s’allume continuellement. Toute l’équipe s’affaire, la mine grave. Bruno Latour *, jeune patient atteint d’une maladie neurodégénérative, va mourir. Dans la chambre, ses enfants, sa femme et ses parents lui font leurs adieux. Son cœur lâche, et les sanglots remplissent le salon des familles, où le café et les jeux pour enfants perdent tout à coup leur sens.

Une fois la famille partie, un infirmier et une aide-soignante commencent la toilette mortuaire : les pompes funèbres ne vont pas tarder. « Excusez-moi, monsieur Latour », souffle l’aide-soignante, en retirant la trachéotomie. Le défunt, déjà cireux et raide, est emmené. Chaque année, une centaine de personnes, accompagnées par une équipe très soudée et solidaire, décèdent dans ce service.

Le lendemain, lors de la réunion matinale, Mathilde Ledoux se confie à ses collègues : « À deux heures, cette nuit, je ne dormais pas, je tournais cette phrase dans ma tête : “Est-ce que vous souhaitez que je vous endorme ?” » Avant de sédater Bruno Latour, la médecin avait recueilli son consentement, déjà discuté en amont.

Les questionnements éthiques sont au cœur de la pratique palliative. Le débat d’avril sur la proposition de loi sur l’euthanasie a secoué les palliatologues. « Ils sont massivement opposés à l’euthanasie, c’est beaucoup plus nuancé sur le suicide assisté, explique Claire Fourcade. Tout le monde est conscient que les choses vont bouger et les trois quarts disent qu’il faut participer au débat pour trouver le meilleur compromis possible. L’écrasante majorité pense qu’avec la loi actuelle, on peut répondre à l’essentiel des situations compliquées, et tout le monde pense qu’aucune loi ne répondra à 100 %. »

Pour Stéphane Juquin, il est indispensable d’être partenaire de la loi : « Il faut prendre soin des soins palliatifs. Quand on a peur de perdre ce qu’on croit être le contrôle, ça se traduit par : “Je veux mourir à telle date.” L’euthanasie peut être perçue comme un antidote à la peur. La loi va passer et les gens vont se rattacher à ça comme une moule à son rocher… Mais interrompre la vie d’une personne, c’est grave et ça laisse une empreinte. »

Selon les médecins guingampais, les demandes d’euthanasie sont rares dans le service, et disparaissent dans la plupart des cas. « Lorsqu’on retire les symptômes, on ouvre un espace d’acceptation de la fin de vie et souvent la demande d’euthanasie disparaît, assure Camille Loeuillet, psychologue. L’euthanasie risque d’effacer le moment de communication auprès de ses proches dont le patient a besoin. »

Si elle considère qu’aucune loi ne pourra répondre à toutes les situations, Mathilde Ledoux fait partie des médecins qui pensent que « la loi actuelle n’est pas suffisante. Dans certains cas, t’auras beau faire le “job palliatif” et un bel accompagnement, tu ne réponds pas à la demande. C’est rare mais ça arrive. »

Lorsqu’elle a appris son cancer incurable, Alexandra Veillard a contacté l’association Dignitas en Suisse. « Je voulais me faire euthanasier, j’ai complété le formulaire. Entre-temps, je suis arrivée ici, et tout a changé. Chacun son seuil de tolérance, mais je trouve anormal qu’en France, non seulement on ne prenne pas position sur l’euthanasie, mais qu’en plus, il n’y ait pas assez de soins palliatifs ! » Depuis, la femme de 50 ans a pour projet de rentrer chez elle, pour profiter de sa famille. Elle sait que le moment venu, elle pourra revenir. « J’ai peur de la mort mais pas de la douleur car elle sera atténuée, confie-t-elle. Ici, on ne va peut-être pas mourir zen, mais presque. »

Sollicités par Mediapart, ni le ministère de la santé ni l’ARS de Bretagne n’ont répondu à nos questions.