Le social et médico social

Alternatives economiques : François Ruffin : « Auxiliaire de vie sociale, ce n’est pas auxiliaire de survie »

Décembre 2021, par infosecusanté

Alternatives economiques : François Ruffin : « Auxiliaire de vie sociale, ce n’est pas auxiliaire de survie »

18/12/2021

La proposition de loi portée par le député insoumis et son collègue d’hémicycle Bruno Bonnell (LREM) pour améliorer les conditions de travail et les salaires de ces « métiers du lien » n’a pas abouti, pas plus que leur tentative d’obtenir des avancées lors du dernier projet de loi de financement de la Sécurité sociale.

Pour autant, François Ruffin voit dans la grogne sociale, qui monte aussi sûrement que l’inflation, les conditions pour enfin renverser la vapeur. En témoigne encore cette semaine la grève des animateurs périscolaires pourtant peu habitués à battre le pavé.

Pour faire évoluer la situation tout en profitant de la campagne présidentielle, l’élu de la Somme compte aussi sur le capital sympathie dont jouissent dans l’opinion ces femmes « indispensables » à la nation et sur les pénuries de main-d’œuvre qui menacent un secteur déserté par des salariées épuisées et mal payées. Sans occulter les blocages.

Pendant votre mission d’information, quel constat avez-vous tiré des conditions de travail dans le métier d’aide à domicile ?

François Ruffin : Elles sont catastrophiques. Ces métiers sont des faux temps partiels qui conduisent à de vrais salaires partiels. De faux temps partiels, parce que les femmes qui occupent ces emplois ont des emplois du temps à trous. Un petit bout de contrat le matin, pour aller ouvrir les volets d’une personne âgée, la sortir de son lit, la laver, lui donner à manger, tout ça en regardant le chrono. Ces visites durent bien souvent une demi-heure.

Ensuite, il y a un grand temps de pause éventuellement jusqu’au midi, souvent même jusqu’au soir. Puis, elles enchaînent avec un deuxième gros temps de travail entre 18 heures et 21 heures, et elles procèdent aux opérations inverses.

Cette énorme amplitude horaire, j’ai pu le vérifier dans un rapport du ministère du Travail, conduit en moyenne à un salaire de 682 euros. La très grande majorité est sous le Smic et sous le seuil de pauvreté. Ce qui contraste avec le discours politique qui soutient qu’elles sont formidables, exceptionnelles, essentielles, etc. Tous les adjectifs y passent, mais pour ce qui est de la feuille de paie et des horaires, c’est autre chose.

La proposition de loi que vous défendez dans le film Debout les femmes ! a été retoquée par la majorité. Qu’espérez-vous pour la suite ?

F. R. : Je continue de défendre le passage à du travail en tournée, c’est-à-dire une équipe qui travaille de 7 heures à 14 heures et une autre qui travaille de 14 heures à 21 heures et éventuellement, si besoin, une équipe de nuit.

Cela présenterait deux avantages : passer à du temps plein, salaire plein, et permettre à ces salariées d’avoir une vie sociale et une vie familiale à côté. Cela éviterait aussi les craquages, avec des cadres, supposés encadrer les autres, qui le samedi matin, faute de personnel et sans formation, partent s’occuper d’une personne âgée.

Comment ce travail en tournée pourrait-il s’accompagner d’une augmentation des salaires ?

F. R. : On ne sortira pas ce métier de la pauvreté en concédant des augmentations de 2 %, 5 % ou même 10 % du taux horaire. Il faut passer à du temps plein, salaire plein.

Mon objectif est au minimum de viser le Smic mensuel pour toutes. En l’état actuel des choses, cela impliquerait d’augmenter de quasiment 50 % le taux horaire et ce n’est évidemment pas possible. Pour y arriver, il faut essentiellement réorganiser le temps de travail.

Cela signifie accepter qu’il y ait des temps creux qui soient pris en compte. Un architecte n’utilise pas toute sa journée à faire des plans, de manière frénétique ; un enseignant n’est pas payé au nombre d’heures qu’il passe devant ses élèves, etc.

« Mon objectif est au minimum de viser le Smic mensuel pour toutes. Pour y arriver, il faut essentiellement réorganiser temps de travail »
Mais pour les métiers populaires, en particulier pour les auxiliaires de vie sociale, le seul temps de travail qui est décompté, c’est le temps productif. Passer à du temps plein/salaire plein aurait un troisième avantage. Je voudrais qu’on prenne au sérieux l’expression « auxiliaire de vie sociale ». Ce n’est pas « auxiliaire de survie » : je sors une personne du lit, la lave, la nourris, et je m’en vais.

« Vie sociale » suppose que la personne âgée puisse s’inscrire dans la vie sociale, qu’une auxiliaire ait par exemple la possibilité de l’emmener au cinéma une fois par semaine, au cimetière déposer une fleur. Mais il faut accepter que dans ces sept heures de tournée, il y aura des temps très actifs, avec des tâches à effectuer rapidement, et des temps plus creux. Ce qu’on admet très bien pour les métiers intellectuels, mais beaucoup plus difficilement pour les métiers populaires.

Je souhaiterais également qu’il y ait un congé de deuil quand une auxiliaire de vie perd une personne âgée qu’elle suivait depuis des années. C’est une mesure humaniste minimale.

J’ai demandé aussi qu’il y ait un groupe de parole, pour que toutes les semaines, ces auxiliaires de vie sociale puissent se retrouver pour discuter de ce qu’elles ont vécu. C’est un métier dur sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychique. Ce qui contribuerait aussi à construire du collectif. Aujourd’hui, ces auxiliaires reçoivent leur agenda sur leur téléphone portable, plus besoin d’aller le chercher au bureau. Toute cette numérisation conduit à un isolement des salariées.

Depuis une quinzaine d’années sont apparus des outils de rationalisation, les pointeuses par exemple, y compris dans des associations. L’ouverture à la concurrence actée par la loi Borloo de 2005 a-t-elle été une erreur selon vous ?

F. R. : C’est une évidence. Il y a eu ce qu’on a appelé, peut-être de manière un peu excessive, l’âge d’or des auxiliaires de vie. Au début des années 2000, trois mesures importantes commencent à structurer la profession : l’arrivée de l’APA, de l’argent qui est donné pour l’aide aux personnes âgées ; un diplôme, le DEAVS ; et une hausse des salaires dans la convention collective. Ces trois mesures donnent de l’espoir au secteur, à la fois aux salariés, aux syndicats, et aux employeurs associatifs.

La loi Borloo vient tout détricoter. Elle a pour seul objectif de créer des emplois, sans se demander si ce seront des emplois à temps partiel, avec quels niveaux de revenus. En gros, le toilettage pour chiens va être considéré, en matière de crédit d’impôts, à l’égal de l’accompagnement d’un enfant ou d’une personne âgée.

Existe-t-il des inégalités entre les campagnes et les villes, entre les entreprises d’aide à domicile privées et les associations ?

F. R. : Les entreprises d’aide à domicile s’installent dans les villes pour deux raisons. D’abord, le pouvoir d’achat dans les métropoles est supérieur à celui des campagnes ou du périurbain, ce qui permet de faire payer des suppléments au-dessus des tarifs de l’APA. Ensuite, le temps de transport entre les usagers y est plus faible, donc moins de perte de temps.

Il se dessine un découpage du territoire : les entreprises investissent le cœur des métropoles, plus rentables, quand les associatifs doivent s’occuper des personnes les plus pauvres et les plus isolées géographiquement. Or, si on veut que le modèle associatif survive, cela suppose qu’il se fasse « du gras » sur les personnes les plus accessibles, pour ensuite pouvoir perdre plus de temps à aller à la campagne.

La crise du secteur de l’aide à domicile vient aussi du fait qu’une taille minimale des structures est nécessaire pour pouvoir faire de la modulation horaire, garantir des contrats stables, avoir des encadrants. Nombre d’associations ne sont pas aujourd’hui en mesure de proposer cela à leurs salariées et aux usagers.

A terme, vous seriez pour un « service national de la dépendance » ?

F. R. : Imaginons que l’Education nationale soit créée aujourd’hui, elle ne serait pas nationale, on aurait 100 politiques pour 100 départements différents, les instits seraient en contrats précaires, d’auxiliaires, de mandataires, de prestataires.

Deux phénomènes se cumulent. D’une part, la précarité des métiers populaires est devenue la norme, y compris dans les métiers masculins, caristes ou camionneurs. D’autre part, la décentralisation fait qu’à la place d’avoir une politique nationale homogène, chacun se débrouille dans son coin.

L’aide à domicile compte sept conventions collectives, c’est dingue, avec des statuts de prestataires, mandataires, salarié du particulier employeur. Je souhaiterais aller vers plus d’homogénéité au niveau national, et la volonté politique de structurer l’édifice.

Mais, si demain on veut que le maintien à domicile pour le grand âge coûte toujours moins cher, ça ne marchera pas. Aujourd’hui, les directeurs d’associations ont le sentiment de participer à du colmatage permanent.

Vous voulez que ces « métiers du lien » soient un enjeu de la présidentielle. Comment comptez-vous vous y prendre ?

F. R. : En interpellant les journalistes et les politiques. Les candidats à la présidentielle doivent en faire un thème de campagne.

Quand j’entends dans l’hémicycle les députés de la majorité dire qu’il ne faut pas s’ingérer dans la vie des entreprises, je retrouve les débats aux accents libéraux du XIXe siècle. Pourtant, l’Etat a bien interdit le travail des enfants. Il a une responsabilité s’il reconnaît que ces salariées sont essentielles et qu’elles sont écrasées par l’organisation du travail. L’Etat doit les protéger. Des lois doivent être faites. Il faut aussi donner une marge de manœuvre financière, budgétaire.

Nous sommes peut-être dans un temps de bascule qui n’est pas inintéressant dans la campagne : on est en train de passer des enjeux d’immigration, de laïcité, de sécurité, vers la question sociale. Grâce, notamment à l’inflation, au prix du fioul qui grimpe... Je vois très bien la relation entre le prix du carburant et les métiers du lien. Les auxiliaires mettent de l’essence dans leur bagnole pour aller voir les papis et les mamies. Et quelle est la réponse face à l’inflation ?

« Les candidats à la présidentielle doivent en faire un thème de campagne »
Le rapport Erhel, formidable, demandé par le gouvernement, n’en tire aucune conclusion. Il dit : voilà 17 métiers de la deuxième ligne qui ont continué à faire tourner le pays et le problème ce sont les horaires et les salaires. C’est la clé pour ces 17 métiers indispensables, mais sans doute pour bien d’autres. On ne va pas faire des chèques-cadeaux tout le temps. Il faut passer à du temps plein. Et indexer les salaires sur l’inflation, ce qui existait jusqu’en 1982.

Miser sur ces métiers-là est un moyen pour répondre à la crise Covid. A celle des gilets jaunes aussi, la crise des milieux populaires ruraux. Sur les ronds-points, on rencontrait des Atsem, des agents d’entretien, des assistantes maternelles, et, pour beaucoup, des auxiliaires de vie sociale. Dans mon film J’veux du soleil, il y avait déjà deux ou trois auxiliaires de vie.

Il faut leur dire : on va vous construire de vraies carrières, avec de vrais salaires, de vrais horaires, et vous pourrez vous occuper des enfants, prendre un crédit pour une maison, vivre la vie que vous voulez.

Etes-vous confiant pour la suite ?

F. R. : Il y a eu des avancées, comme la prime Covid ou le fait que le gouvernement ait décidé d’un tarif plancher pour l’APA. C’est un pied dans la porte. Mais il faut aller bien plus loin. Et oui, je crois que sur ces métiers-là, on peut gagner, vraiment, je suis confiant.

Ces emplois sont non délocalisables, ils jouissent d’une immense sympathie de l’opinion. Et il commence à y avoir une vraie pénurie de main-d’œuvre. Tous les éléments sont rassemblés pour remporter des victoires. La seule chose est qu’il faut que ces femmes des métiers du lien aient conscience de la force qu’elles ont pour peser pleinement.

C’est difficile. Ce sont des femmes issues de milieux populaires, parfois d’origine étrangère. Elles cumulent les fragilités, sont isolées chacune dans leur coin, sans tradition de lutte. Elles ont le sentiment d’abandonner les personnes âgées ou en situation de handicap si elles se mettent en grève et qu’elles ne font pas leur travail. Je vois tout ce qu’il y a pour gagner et tout ce qui bloque aussi. C’est pour ça que je dis à la gauche, aux syndicats, aux partis, à mon camp : aidez-les, portez leur voix.

PROPOS RECUEILLIS PAR TIMOTHÉE DE RAUGLAUDRE