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Médiapart - Protection de l’enfance : « Ce quinquennat Macron, c’est la douche froide »

Janvier 2022, par Info santé sécu social

Ancien enfant placé, Lyes Louffok alerte depuis dix ans sur les défaillances de l’aide sociale à l’enfance. Alors que les députés doivent adopter mardi 25 janvier le projet de loi sur la protection de l’enfance, il milite pour que l’État reprenne l’ASE aux départements.

Clotilde de Gastines

24 janvier 2022 à 11h56

À 26 ans, Lyes Louffok milite depuis dix ans pour que les pouvoirs publics remplissent, pour de vrai, leur devoir de protection des enfants en danger : 300 000 jeunes suivis chaque année par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Depuis les années 1980, cette mission est confiée aux seuls départements, avec des défaillances et des inégalités territoriales criantes.

Ancien enfant placé devenu « éduc », auteur d’un livre témoignage (Dans l’enfer des foyers, Flammarion) récemment adapté pour France 2 et membre du Conseil national de la protection de l’enfance, Lyes Louffok juge sévèrement le quinquennat d’Emmanuel Macron en la matière et regrette que le projet de loi « relatif à la protection des enfants », qui doit être définitivement adopté par l’Assemblée nationale mardi 25 janvier, passe à côté de l’essentiel. Entretien.

Quel bilan tirez-vous du quinquennat d’Emmanuel Macron sur la protection de l’enfance ?

Lyes Louffok  : Dès qu’il a été élu, ça a été la douche froide. Sa première action a consisté à supprimer le ministère de l’enfance, que nous avions obtenu sous le quinquennat de François Hollande. Ça a donné le ton pour la suite, car il n’y a eu aucune mesure symbolique en faveur de la protection de l’enfance. Il a fallu deux ans de lobbying et de pédagogie intense, et surtout des émissions qui ont ébranlé l’opinion publique pour que le président nomme Adrien Taquet secrétaire d’État à la protection de l’enfance, en janvier 2019.

Et la situation s’est-elle améliorée ?

Non, la douche est restée froide. Adrien Taquet avait pourtant un cahier des charges bien précis pour lutter contre les maltraitances dans les foyers, contre les mises à la rue à 18 ans, pour le respect des droits des enfants qui sont constamment bafoués dans le cadre des procédures judiciaires, mais les actions n’ont pas suivi.

Fin 2019, Adrien Taquet a commencé par amender une proposition de loi sur l’accompagnement des jeunes majeurs vulnérables vers l’autonomie. Son intervention a fortement restreint les conditions d’accès des anciens enfants placés aux contrats « jeunes majeurs » qui permettent de les aider à se soigner ou à se nourrir, à se loger ou à trouver un travail jusqu’à leurs 21 ans [cette proposition de loi n’a toujours pas été adoptée – ndlr]. On l’a vécu comme une trahison, mais on lui a laissé le bénéfice du doute, en se disant que Bercy avait dû lui imposer ses arbitrages financiers.

Puis, il nous a proposé de participer à une grande concertation. Je lui ai demandé : pourquoi relancer une concertation, alors qu’on sortait de celle du quinquennat Hollande ? Il m’a répondu qu’il fallait bien qu’il justifie son salaire !

Adrien Taquet souligne que cette concertation a débouché sur une « contractualisation » entre l’État et les départements, à laquelle une trentaine de départements devraient participer. Est-ce que cela suffira pour réformer un système marqué par de fortes disparités territoriales ?

Bien sûr que non. L’État va donner 80 millions à ceux qui s’engagent à mettre en place « des bonnes pratiques » issues de la concertation, par exemple créer une assemblée des enfants placés pour prévenir les maltraitances, ce que la Gironde a mis en place après un scandale de 2019. Mais c’est une somme ridicule au regard des 9 milliards de financements que les départements dédient chaque année à la protection de l’enfance ! Ça n’a pas de sens. Cette décision traduit l’absence totale de colonne vertébrale idéologique de ce gouvernement en matière de protection de l’enfance.

Adrien Taquet n’observe le sujet que sous l’aspect technique, sans aucune vision politique. Sa loi sur la protection des enfants qui doit être votée mardi prévoit de créer un référent « protection de l’enfance » dans les préfectures. C’est du délire. Les préfets ne sont pas compétents juridiquement en la matière. Toutes ces mesures ne fonctionneront pas.

Le ministre se félicite, mais ses déclarations sont en totale contradiction avec les derniers propos du président de la République, qui a formulé le vœu que le pilotage revienne dans le giron de l’État [le 6 janvier, à rebours de la politique menée depuis cinq ans, Emmanuel Macron a déclaré à propos de la protection de l’enfance : « Cette responsabilité mérite une clarification institutionnelle et doit incomber à l’État […]. Personne ne peut comprendre que […] nous ayons des hétérogénéités locales sur un tel sujet »].

Vous qui militez en faveur d’une reprise en main par l’État depuis plusieurs années, que pensez-vous du calendrier ? Sachant que le projet de loi adopté mardi 25 janvier aurait pu enclencher cette recentralisation mais n’en fait rien. Par ailleurs, un sénateur La République en marche (LREM), Xavier Iacovelli, vient de déposer une proposition de loi visant à expérimenter cette « recentralisation » dans plusieurs départements volontaires, mais son texte n’a aucune chance d’être examiné sous cette législature – il explique d’ailleurs qu’il le retirera si le candidat Macron reprend l’idée dans son programme... Bref, trop peu ? Trop tard ?

Pour moi, la recentralisation est la seule façon d’engager une réforme structurelle de la protection de l’enfance. Quand le président a tenu ces propos en novembre, j’ai été très surpris. Je ne pensais plus que ce débat se tiendrait au XXIe siècle ! Très peu de personnalités politiques assument cet engagement, hormis La France insoumise et Sandrine Rousseau lors de la primaire d’Europe Écologie-Les Verts (EELV).

Je me suis donc engouffré dans la brèche et j’ai largement contribué à la rédaction de la proposition de loi de Xavier Iacovelli, car c’est l’un des rares parlementaires de la majorité avec lequel il est possible de travailler. Nous savons pertinemment que sa proposition ne sera pas examinée sous cette mandature. Mais je serais très rassuré que le candidat Emmanuel Macron inscrive cette recentralisation dans son programme. Il faut qu’il s’engage, s’il est réélu, à ce que le prochain ministre de l’enfance recentralise l’ASE en cinq ans.

Vous avez bataillé sur de nombreux points du projet de loi en passe d’être adopté, qu’en ressort-il ?

C’est scandaleux qu’un gouvernement dépose de sa propre initiative un texte pour réformer la protection de l’enfance sans débloquer le moindre budget pour financer ses toutes petites avancées. Il faudra attendre le projet de loi de finances 2023… C’est irresponsable. Le texte initial du cabinet Taquet était mal rédigé, 80 % des articles sont issus du travail parlementaire et sénatorial, mais bon nombre de nos propositions ont été retoquées, notamment sur la désignation systématique d’un avocat pour accompagner les mineurs devant le juge des enfants. Les décrets d’application sortiront après les élections, avec un possible changement de majorité, donc l’application de cette loi est très incertaine.

Lors des débats, le secrétaire d’État a indiqué que 72 postes de juges des enfants et 100 postes de greffiers ont été financés dans le budget 2020 de la justice pour réduire les délais, mais il omet de dire qu’il s’agissait plutôt de renforcer les effectifs de la justice pénale des mineurs…

Ça me rend fou ! La justice civile est vraiment le parent pauvre dans notre pays, qui ne jure que par l’insécurité. Quand on voit le stock d’affaires qui ne sont pas encore « audiencées » dans les tribunaux... C’est gravissime. Des magistrats racontent comment leur hiérarchie les somme d’écouler les affaires coûte que coûte, en enchaînant les audiences. Parfois, les services de l’ASE ne daignent même plus se déplacer aux audiences, ils envoient des intérimaires qui ne connaissent même pas l’enfant !

L’autre problème de fond, c’est celui des places d’hébergement [en foyer, en lieu de vie ou famille d’accueil –ndlr] et des délais d’exécution [des décisions de placement des juges des enfants, supérieurs à quatre mois en moyenne dans un tiers des départements – ndlr].

En 40 ans, les départements n’ont pas été fichus d’ouvrir assez de nouveaux foyers. Résultat : on laisse des enfants en danger dans leurs familles. Ils sont 300 enfants en Alsace, selon Rue89Strasbourg, 750 dans les Bouches-du-Rhône, selon Marsactu. C’est criminel.

En tant que lanceur d’alerte, quel bilan tirez-vous de votre action ?

Après dix ans consacrés au militantisme, j’ai une fierté, celle d’avoir ouvert la voie pour que d’autres enfants placés témoignent. Avant la parution de mon livre, notre existence était taboue, nous étions considérés soit comme des délinquants, soit comme des orphelins. On était dans l’angle mort des médias, à quelques exceptions. Maintenant, nous avons acquis un statut d’experts, qui connaissent le système de l’intérieur, et nous alimentons le débat public.

Ma frustration, c’est qu’il n’existe pas encore de réflexion globale sur ce que serait une politique de l’enfance, car la famille est encore sacralisée, les liens du sang, même s’ils sont toxiques et malades, le sont aussi. C’est un héritage du code Napoléon, dont il faudrait définitivement tourner la page. Pour cela, il faut développer les analyses des rapports de domination de l’adulte sur l’enfant.

D’autres enfants placés témoignent désormais régulièrement dans les médias. Adrien Taquet a même confié la rédaction d’un rapport à l’un d’entre eux, Gautier Arnaud-Melchiorre, publié début janvier. Il y passe en revue toutes les dérives, notamment la persistance de violences sexuelles impunies au sein des foyers, sans toutefois formuler de recommandations fortes. Qu’avez-vous pensé de ces travaux ?

Je suis très mal à l’aise avec ce rapport, tant sur la méthode que sur le fond. Je considère que ce rapport est une stratégie du secrétaire d’État Adrien Taquet pour créer un contre-discours complaisant vis-à-vis de la situation des enfants placés. Et pour invisibiliser les militants et les militantes qui ne mâchent pas leurs mots à l’égard de l’action du gouvernement.

Clotilde de Gastines