Le social et médico social

Médiapart - RSA : le scandale du non-recours

Février 2022, par Info santé sécu social

Un nouveau rapport de la Drees, paru le 11 février, établit qu’un tiers des foyers éligibles ne demandent pas à percevoir le revenu de solidarité active (RSA) chaque trimestre. Les chiffres sont inédits et il est ainsi établi que l’État économise 3 milliards d’euros chaque année.

Faïza Zerouala
14 février 2022

Dimanche 13 février, Valérie Pécresse a enfourché gaiement un vieux cheval de bataille de la droite. Lors de son meeting de lancement de campagne, la candidate LR à l’élection présidentielle a promis de conditionner l’attribution du RSA à 15 heures d’activité. « Dans la nouvelle France, celui qui touche le RSA donnera chaque semaine 15 heures d’activité à la société. »

Par cette simple phrase, la présidente de la région Île-de-France a convoqué l’imaginaire habituel autour des prestations sociales. Les bénéficiaires seraient des grands oisifs payés à ne rien faire, délivrer ces aides détournerait même du retour au travail ou encore que la fraude serait massive.

Les études diverses ont démontré le contraire. Le sociologue Vincent Dubois a par exemple décortiqué, dans son livre paru l’an dernier, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’agir), démonte les mécanismes de l’instrumentalisation politique de cette supposée fraude aux prestations sociales. Il prouve également que les plus précaires sont ceux qui font l’objet du plus grand nombre de contrôles.

En réalité, tous les trimestres, 750 millions d’euros ne sont pas versés faute d’avoir été réclamés. Soit environ 3 milliards d’euros par an.

Ces chiffres inédits viennent d’être révélés dans un rapport par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, la Drees, baptisé « Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats » et réalisé par Cyrine Hannafi, Rémi Le Gall, Laure Omalek et Céline Marc.

Dans cette note rendue publique le 11 février, à l’issue de deux ans de recherches, il est établi, en 2018, que 34 % des foyers éligibles ne demandent pas à percevoir le revenu de solidarité active (RSA) chaque trimestre et que 20 % des personnes éligibles seraient en situation de non-recours pérenne (plus de trois trimestres consécutifs).

En France, le RSA, qui existe depuis 2011, a été attribué à plus de deux millions de foyers pour une dépense annuelle de 12 milliards d’euros. Et cela fait dix ans que le taux de non-recours n’avait pas été ainsi évalué.

Dans le détail, environ 1 760 000 foyers sociaux étaient éligibles au RSA en 2018. Et parmi eux, 600 000, soit 34 %, seraient « non-recourants chaque trimestre ». Un taux assez stable puisqu’en 2011 « 36 % des foyers » étaient dans cette situation, rappelle la Drees selon l’étude.

Mais, et c’est un chiffre inédit, un foyer éligible sur cinq n’y a pas recours de façon pérenne. Toujours selon la Drees, les bénéficiaires qui ne réclament pas le RSA se privent en moyenne de 330 euros par mois, soit un montant presque équivalent à celui perçu par ceux qui perçoivent l’aide.

Contactée par Mediapart, la Drees explique que cette recherche reste une première étape. L’organisme entend essayer de « comprendre les déterminants de ce phénomène […] pour identifier les différents leviers qui pourraient le réduire. Pour le moment, nous n’avons pas assez d’éléments pour connaître les raisons principales du non-recours mais nos travaux seront approfondis pour analyser les déterminants du non-recours ».

En revanche, la Drees est plus prolixe lorsqu’il s’agit de dresser le portrait des personnes qui n’activent pas leurs droits. C’est un public « hétérogène, insiste-t-elle. D’un côté des jeunes de moins de 30 ans peuvent ne pas se sentir légitimes pour demander la prestation s’ils sont en position de transition sur le marché du travail. De l’autre, des habitants de communes rurales où les services publics sont plus distants peuvent ne pas vouloir ou pouvoir faire de démarche ».

Les couples avec enfants qui sont dans le giron de la Caisse d’allocations familiales (CAF) font au contraire davantage valoir leurs droits. Elle constate aussi que les causes du non-recours sont imputables « à des obstacles individuels ou à des défaillances du système qui sont autant de freins à l’accès au droit ».

Et de préciser qu’« on voit aussi qu’il semble effectivement y avoir une dépendance au sentier du non-recours, où le fait de l’être un trimestre rend plus probable le fait de ne pas demander le droit les trimestres suivants mais les raisons précises n’ont pas encore été analysées. Les raisons du non-recours peuvent être liées ».

Contrairement à ce qu’on peut penser, une partie des personnes sont privées de manière chronique de leurs droits.

Les chercheurs spécialistes du sujet comme Nadia Okbani, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, et spécialiste du non-recours aux droits, saluent la publication et la mise à jour de ces chiffres. Car cela permet, selon elle, de « visibiliser et quantifier ces problématiques sociales ». Elle relève que le chiffre de non-recours au RSA n’a pas connu de réduction significative en douze ans, date de la dernière mesure.

Antoine Rode, chargé de recherche à l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) et chercheur associé à Pacte, salue lui aussi la publication de ce rapport qui met fin à certaines approximations.

L’ordre de grandeur était attendu, précise le chercheur. Il était déjà présent par exemple dans une étude d’avril dernier réalisée avec le Secours catholique sur la question ou dans d’autres pays européens sur des prestations équivalentes. « Le chiffre selon lequel une personne sur cinq ne demande pas le RSA de manière pérenne était un chiffre inconnu, commente Antoine Rode. Contrairement à ce qu’on peut penser, une partie des personnes sont privées de manière chronique de leurs droits. On va voir si cela va remettre le débat à l’agenda et au cœur de l’actualité. »

Le défaut d’information autour du RSA ainsi que les difficultés à comprendre l’éligibilité à ce dispositif produisent cet état de fait. D’autres facteurs entrent en ligne de compte. Les jeunes en sortie d’études ne vont pas réclamer le RSA, notamment par « l’effet de stigmate associé ».

Il y a une violence symbolique de se dire qu’on bénéficie des minimas sociaux.
Nadia Okbani, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Toulouse Jean-Jaurès

Le constat de la Drees rejoint celui formulé il y a un mois par un rapport de la Cour des comptes. Elle a également rappelé que le taux de non-recours au revenu de solidarité active (RSA) est élevé. 30 % des potentiels bénéficiaires ne le perçoivent pas selon les données avancées en 2011. Les raisons sont multiples et la Cour évoque « le manque d’information, la complexité des conditions d’accès et des règles de gestion, la stigmatisation sociale ».

Les causes du non-recours sont bien documentées, rappelle Nadia Okbani, chercheuse : méconnaissance des dispositifs et des conditions d’éligibilité, complexité administrative pour ceux qui « ne rentrent pas dans les cases ».

Les freins sociaux et psychologiques, liés aux représentations et à l’instrumentalisation politique du sujet, sont aussi bien ancrés. « Il y a une violence symbolique de se dire qu’on bénéficie des minimas sociaux. Certains ne voient pas le RSA comme une prestation sociale mais comme une aide et se disent que quelqu’un d’autre de plus démuni peut en avoir besoin. »

L’enjeu est important, car Antoine Rode relève « une tension entre ce qu’il se passe sur le terrain avec des professionnels perdus face à des gens qui, eux aussi, ne connaissent pas leurs droits » et l’actualité, où la situation peut au mieux être traitée avec désinvolture, au pire instrumentalisée. « On oublie que c’est coûteux de demander une aide, car ça engage son identité, sa manière de se percevoir, son rapport aux autres. Se dire bénéficiaires du RSA reste compliqué. »

La question du non-recours occupe depuis longtemps le monde du social. Mais celui-ci reste difficile à mesurer. La plateforme Mes Allocs, qui propose un simulateur pour déterminer les aides sociales auxquelles les personnes ont potentiellement droit, s’est risquée à produire un chiffre en croisant différentes données disponibles : 10 milliards d’euros d’aides sociales ne seraient pas réclamés par des Français qui y seraient éligibles.

Le non-recours reste très complexe à mesurer

Un chiffre qui ne convainc pas la Drees, notamment en raison de la méthode de calcul. À Mediapart, elle explique que « face à la complexité de la mesure du non-recours, il est impossible de mesurer le non-recours en faisant de simples ratios entre variables agrégées comme l’ont fait récemment des sites commerciaux ».

En effet, précise-t-elle : « Le non-recours est très complexe à mesurer. La difficulté réside principalement dans l’accès à des sources de données représentatives de la population française suffisamment riches pour pouvoir, d’une part, simuler avec précision la complexité des dispositifs sociaux et repérer ainsi les personnes éligibles et, d’autre part, observer les bénéficiaires aux prestations sociales. »

L’autre raison avancée au non-recours par l’organisme statistique est que 17 % des foyers qui sont effectivement bénéficiaires de l’allocation « ne sont pas simulés comme éligibles par le modèle de microsimulation » socialo-fiscale Ines, (développé en partenariat par l’Insee, la Drees et la Caisse nationale des allocations familiales). Ces manquements dans l’estimation sont un « phénomène incontournable », selon la Drees, mais ils font partie de l’exercice de mesure.

Les données utilisées proviennent de l’enquête sur les revenus fiscaux (ERSF) de l’Insee, dans laquelle des revenus ou des prestations peuvent être imputés par erreur à des personnes « statistiquement proches ». Les omissions et erreurs dans les déclarations communiquées aux Caisses d’allocations familiales aboutissent également à ces non-perceptions. Comme les imprécisions du modèle pour dire que les recourants sont éligibles.

Les solutions pour remédier au non-recours sont plus ou moins établies, sans provoquer un consensus. La Cour évoque dans son rapport la possibilité de simplifier les règles d’attribution et de calcul pour permettre une forme d’automatisation.

Même si l’institution reste réservée sur cette dernière option, car si le futur allocataire ne devait plus effectuer aucune démarche, il ne pourrait bénéficier du « parcours d’accompagnement ». La Cour des comptes enjoint les pouvoirs publics d’entamer « une démarche de simplification, de clarté, de publicité de l’allocation et d’engagement envers les allocataires potentiels ».

L’automatisation des droits reste difficile à assumer et cette position des magistrats de la rue Cambon n’étonne pas Nadia Okbani. Car le RSA a été conçu comme une « politique d’activation des publics », c’est-à-dire qu’on va attendre d’eux qu’ils soient actifs dans leurs démarches et qu’ils se plient à l’accompagnement.

Elle développe : « Il serait donc difficile de laisser place à une automatisation. Or si la volonté des pouvoirs publics était de lutter contre la pauvreté, ce serait l’action la plus efficace, car elle permettrait une redistribution automatique. Je suis curieuse de voir comment va être saisi ce rapport. Est-ce qu’on va contacter les personnes non bénéficiaires et leur écrire pour les avertir du non-recours ? Dans une recherche que j’ai menée, cela avait été fait et il y avait eu un taux de retours important. »

Selon Antoine Rode, les leviers à activer existent pour chaque situation. Mais, selon lui, pour cerner le sujet au mieux, il faudrait aussi étudier « l’effet en cascade » du non-recours. « Plusieurs autres prestations sont conditionnées au fait de bénéficier du RSA comme la tarification réduite dans les transports ou l’accès à un équipement sportif. Il faudrait déterminer l’effet cumulatif de ce non-recours. »

De son côté, Nadia Okbani rappelle que le déploiement de la dématérialisation des services publics devait favoriser l’accès aux droits, « avec un discours qui défendait un principe de service public, ainsi ouvert 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Or on voit que la problématique du non-recours est persistante et que certains publics vont avoir un recours aux droits en pointillé. Tout ceci remet donc en question cette doctrine officielle érigeant la dématérialisation comme une solution ».

Faïza Zerouala