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Alternatives économiques : Hausse des franchises médicales : l’irresponsable, ce n’est pas le patient !

Septembre 2023, par infosecusanté

Alternatives économiques : Hausse des franchises médicales : l’irresponsable, ce n’est pas le patient !

LE 12/09/2023

Nicolas Da Silva
Chercheur au Centre d’économie de l’Université Paris 13

La rumeur était donc vraie : dans le cadre de la prochaine loi de finance de la sécurité sociale, le gouvernement souhaite augmenter les franchises médicales. Il s’agit d’une somme d’argent forfaitaire que le malade doit payer sur certains biens et services de santé.

La franchise médicale la mieux connue concerne les boîtes de médicaments et s’élève à 0,50 euro par boîte. D’autres franchises existent, comme celle de 2 euros pour chaque usage d’un transport sanitaire. En vue de limiter le reste à charge pour les personnes les plus malades, le montant total des franchises est plafonné à 50 euros par an. L’hypothèse d’un rehaussement du plafond est également à l’étude.

La franchise a été créée par la loi de financement de la sécurité sociale de 2007 alors que Roselyne Bachelot était ministre de la Santé et des Sports. Comme à l’époque, le but du ministre de la santé actuel, Aurélien Rousseau, est de responsabiliser les patients. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, s’inquiète aussi, jugeant que « la gratuité ou la quasi-gratuité peuvent conduire à déresponsabiliser le patient ».

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Réussir les SES en terminale
Au plus haut niveau du gouvernement, le malade souffre d’une présomption d’irresponsabilité. Par son comportement de sur-consommateur de soin, il mettrait en péril les finances publiques.

Une argumentation ancienne
S’inscrivant dans la tradition des justifications visant à réduire l’accès aux droits des patients, cette argumentation n’a rien de neuf. Elle se nourrit depuis les années 1960-1970 des développements d’une partie de la théorie économique néoclassique. Dans ce cadre, l’effet d’une assurance santé (publique ou privée) est de rendre le patient insensible au prix puisqu’il ne paie pas. Etant un homo oeconomicus comme un autre, le patient a alors intérêt à consommer plus de soin que l’optimum au détriment des intérêts de l’assureur (c’est le principe de l’aléa moral).

Ce dernier doit alors arbitrer entre les effets néfastes de l’aléa moral et les effets néfastes du risque sanitaire. Un remboursement plus généreux favorise l’aléa moral en dégradant les finances de l’assureur, mais un remboursement pas assez généreux augmente les risques sanitaires et dégrade l’état de santé du patient. Dans un cas, le risque est l’insolvabilité de l’assurance, dans l’autre, c’est l’inutilité de l’assurance pour le patient. De nombreux travaux se sont donnés pour but de trouver le niveau optimal du partage de coût. Quel montant de reste à charge maximise le bien-être collectif ?

Il a été démontré que lorsque les patients contribuent plus au financement des médicaments, ils ont tendance à réduire le niveau d’observance (c’est-à-dire le respect de la prescription)
D’après l’économiste Philippe Batifoulier, la théorie de l’aléa moral appliquée à la santé a été historiquement une « machine de guerre » contre l’assurance santé. Le patient est vu comme un opportuniste qui abuse de ses droits, ce qui est une des causes principales de l’augmentation incontrôlée des dépenses de santé. Il faut alors reprendre le contrôle sur le patient en le rendant sensible au prix. De nombreux dispositifs de partage des coûts se sont multipliés dans tous les systèmes de santé, notamment en Europe et en Amérique du Nord (sur le prix des médicaments mais aussi sur tous les autres biens et services de santé).

Evaluations
Quels résultats ont produit ces politiques visant à accroître la participation financière des patients au paiement des médicaments ? Ces dernières années, un très grand nombre d’études empiriques ont évalué ces stratégies. Leurs résultats sont loin d’être aussi séduisants que ce qu’annonce la théorie.

Deux enseignements principaux émergent de cette littérature. D’une part, l’augmentation du reste à charge réduit la consommation de médicament. C’est un effet attendu : puisque le patient est désormais plus sensible au prix (il est « responsabilisé »), il consomme moins. L’assureur fait donc des économies deux fois : une première fois parce qu’il rembourse moins sur chaque médicament acheté, une seconde fois parce que les patients renoncent plus souvent à acheter des médicaments.

Mais, d’autre part, la littérature montre que l’importance des effets pervers engendrés remet en cause la pertinence de la hausse du reste à charge.

D’abord, les patients sont incités à substituer leur médicament par un autre médicament moins coûteux. Ce comportement est bénéfique lorsqu’un médicament de marque (cher) est remplacé par un médicament générique (abordable). Il arrive cependant que des médicaments soient remplacés par des substituts imparfaits d’un point de vue clinique (ce qui dégrade l’état de santé) et/ou plus chers car non frappés par la politique de déremboursement.

Ensuite, il a été démontré que lorsque les patients contribuent plus au financement des médicaments, ils ont tendance à réduire le niveau d’observance (c’est-à-dire le respect de la prescription). Or, dans le cas des maladies chroniques principalement, un faible niveau d’observance entraîne une rechute et/ou une aggravation de la maladie.

De ce fait, certaines études montrent qu’en croyant faire des économies sur les médicaments, l’assureur est contraint d’accroître ses dépenses sur d’autres postes. Par exemple, le moindre remboursement des médicaments peut augmenter le recours aux soins de ville ou à l’hospitalisation.

Des conséquences néfastes pour la santé et les finances
Prenons quelques exemples. Teresa Gibson et ses collègues ont étudié la relation entre le niveau du partage de coût, l’observance et l’état de santé pour des patients atteints de diabète (données états-uniennes entre 2003 et 2006 ; assurances privées). Ils ont démontré que plus les plans d’assurance prévoyaient un niveau élevé de partage des coûts, moins les patients étaient observants.

Une augmentation de 10 à 20 dollars de l’indice de partage de coût engendrait une réduction de 4,2 % de chance de faire partie des patients observants. Or, les patients ne respectant pas les traitements avaient plus de deux fois plus de chance de contracter un infarctus du myocarde dans les deux ans (4 % contre 1,8 %). D’ailleurs, ils étaient plus sensibles à toute une série d’autres complications (amputation, ulcère, neuropathie, etc.).

Non seulement faire payer le patient a des conséquences de santé publique néfastes mais en plus cela peut conduire à des dépenses plus importantes que les économies réalisées
Cela n’est pas sans conséquences sur l’usage d’autres services de soins. En effet, l’étude démontre que le nombre de visite en ambulatoire et en hospitalisation était moins important pour les patients observants (mieux remboursés).

Dans le même esprit, une autre recherche a étudié le comportement des bénéficiaires de Medicare aux Etats-Unis (programme destiné aux plus de 65 ans). Elle a montré que les patients sujets à un plafonnement des remboursements de médicaments consomment moins de médicaments que les autres patients (- 31 %) mais qu’ils consomment presque autant lorsque l’on ajoute aux dépenses de médicaments les autres dépenses de santé liées aux complications (- 1 %).

D’autres travaux aux Etats-Unis ont montré qu’un meilleur niveau de remboursement des médicaments engendrait une amélioration de l’état de santé et une réduction de l’utilisation des autres services de soins. Que cela soit par l’extension du programme Medicare (personnes âgées) ou du programme Medicaid (personnes pauvres), améliorer le remboursement des médicaments c’est non seulement améliorer la santé de la population mais aussi éviter des dépenses qui sont la conséquence de barrières financières à l’accès aux médicaments.

Ce type d’étude n’existe pas en France. Néanmoins, Paul Dourgnon et ses collègues ont démontré que le renoncement aux soins (en optique, dentaire, médecine spécialiste et généraliste) est plus concentré chez les personnes n’ayant pas de complémentaire santé ou ayant une complémentaire de médiocre qualité. Or, les personnes ayant renoncé aux soins pour raisons financières déclarent dans le temps des états de santé plus dégradés que les autres.

Tous ces travaux ont conduit progressivement à réévaluer la question de l’aléa moral. Joseph Newhouse, l’un des économistes de la santé les plus réputés, acteur central des recherches sur le niveau optimal de partage des coûts, considère désormais que faire payer le patient est peut-être une mauvaise stratégie. Son raisonnement est nourri par la critique de la figure de l’homo oeconomicus qui a émergé avec les développements en économie comportementale.

On peut regretter qu’une partie de la théorie économique ait mis beaucoup de temps à comprendre que le patient n’est pas un consommateur comme un autre. Mais on peut aussi constater que, désormais, même le cœur de la discipline est sceptique face aux stratégies visant à faire payer le patient. Non seulement faire payer le patient a des conséquences de santé publique néfastes mais en plus cela peut conduire à des dépenses plus importantes que les économies réalisées.

On se demande dès lors quelle rationalité conduit le gouvernement d’Elisabeth Borne à vouloir augmenter le reste à charge pour les patients. Toutes les catégories de patients vont souffrir de cette décision, spécialement les patients souffrant de maladies chroniques. Certes, le dispositif de franchises médicales prévoit une exonération pour les personnes les plus modestes bénéficiaires de la Couverture santé solidaire, mais il faut rappeler 32 % des personnes éligibles n’y recourent pas et paieront le prix fort.

Les irresponsables ne sont peut-être pas où on le croit. Toutes les études citées précédemment portent sur des médicaments prescrits par un médecin. En effet, les patients n’ont pas accès par magie aux médicaments remboursés, il faut l’aval d’un professionnel de santé. Si le gouvernement pense que les médecins prescrivent trop, pourquoi ne pas s’attaquer au comportement de prescription des médecins ?

Autre responsabilité bien plus décisive, celle des autorités de tutelle, qui fixent en coopération avec les industriels le prix des médicaments et le taux de remboursement par la sécurité sociale. On pourrait se demander pourquoi tant de médicaments sont remboursés alors que le service médical rendu est jugé médiocre ? Ou encore pourquoi les prix sont si élevés alors que l’industrie pharmaceutique est l’un des secteurs les plus rentables du capitalisme, tout en étant solvabilisé par la sécurité sociale publique ?

N’est-il pas temps de remettre en cause profondément la régulation d’un secteur qui tend à défendre davantage les profits de quelques-uns que la santé de tous les autres ? En d’autres termes, pourquoi juger la population coupable d’être malade plutôt que d’interroger la pertinence du capitalisme pharmaceutique ? Bref, en matière de santé, qui sont les irresponsables ?

Nicolas Da Silva